Je voudrais rebondir sur ça. On lit souvent un argument, emprunté à Rutger Bregman, qui peut se formuler sommairement comme suit : s’il n’y avait pas de frontières, dans ce cas là un travailleur ne pourrait plus être enfermé dans des conditions inéquitables car il jouirait d’une armée de réserve de meilleures offres, ne serait-ce qu’à l’étranger, et les disparités liées aux conditions de travail finiraient par s’amenuiser. C’est très mignon et clairement ça vise à faire respecter le préambule de la Constitution de l’OIT : “La non-adoption par une nation quelconque d’un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d’améliorer le sort des travailleurs dans leurs propres pays.”
Il faut entendre qu’un tel argument ne porte que dans un contexte réellement internationaliste. Pas seulement “globalisé”, mais internationaliste au sens où les humains seraient concernés, pas seulement les capitaux. On voit vite la naïveté de cet argument : si une poignée de pays ouvraient radicalement leurs frontières, le mécanisme ne s’enclencherait pas. L’argument est opératoire uniquement en mode “tout le monde ou rien”.
Une fois l’objection récurrente écartée, que peut-on néanmoins faire ? En vrac :
- une meilleure répartition des ressources entre celles liées à la sûreté et celles liées à l’accueil des migrants
- la fin du recours aux sous-traitants pour l’accueil de migrants, qui se solde par des conséquences fofolles où pour 10€ investi seulement 3€ partent effectivement dans l’accueil de migrants, le reste étant capté en valeur ajoutée par le sous-traitant
- tenir en effet en compte l’effet d’appel du système social et fiscal (coucou idée folle d’une harmonisation sociale et fiscale au sein de l’UE), et aussi tenir en compte le fait que si on est seuls à être en mode full open borders ça ne changera pas grand chose concernant la situation des travailleurs à l’étranger
- tenir en compte que même si tous ces nouveaux intrants dans le marché de l’emploi et toutes ces nouvelles recettes fiscales (coucou TVA, toi qui représente le gros des recettes fiscales de l’Etat) accroîtraient sûrement à moyen terme le PIB (le RdB ne change d’ailleurs rien à la motivation de chercher une activité, une raison d’être, qui est un besoin existentiel primaire, si primaire que 80% des gens qui gagnent au LOTO gardent leur travail) on ne parle là que de moyen terme ; la question qui se pose est donc clairement celle du pivot, du court terme, tant sur le plan économique que sur le plan de “l’intégration” (vilain mot pour simplement signifier le respect des valeurs de la République, et non une “identité nationale” ou une “histoire culturelle”) ; la France étant plutôt bien niveau démographique par rapport à ses voisins, l’argument démographique est ici hors de propos
- ce qui me permet d’ajouter quelques références au propos de @Buisson_Vincent : le pivot tend à se faire seulement en 2ème génération, même si une 1ère génération qui ne “s’intègre pas” n’a rien de dramatique et a toujours été la norme même dans des conditions début XXème où il y avait beaucoup plus de migrants qu’aujourd’hui, comme le souligne cet excellent papier du Diplo https://www.monde-diplomatique.fr/2018/02/BREVILLE/58402 (j’ai dû résilier tous mes abonnements, étant en graves difficultés financières, donc je ne peux plus partager l’article en entier, mais je m’en souviens très bien et suis en mesure d’en causer) ; il y a aussi un excellent argument dans le livre d’Emmanuel Todd, Où en sommes-nous, où il explique en gros que la 2ème génération sert souvent de médiateur/communication à la 1ère génération ce qui met d’emblée un pied en dehors de la bulle familiale pour cette 2ème génération
Au final, si je souscris à l’argument de @Macavity c’est que même si les difficultés générées à court terme par l’effet d’appel n’ont rien d’insurmontable, la société a tant été idéologisée depuis la banalisation du discours de l’extrême droite disons depuis la campagne présidentielle de 2002 (même si il y avait des prodromes à cette banalisation dès 1989) que ce n’est pas en quelques jours que l’on défera ces associations de représentations toutes faites. Elles confinent à l’imaginaire davantage qu’au rationnel, elles relèvent trop souvent d’images chargées d’affects pour reprendre la définition marxiste du mythe, ça ne se désamorce pas comme ça. En somme, il faut tenir en compte l’état idéologique de la nation, et franchement c’est moche, ça ne se défera pas du jour au lendemain, et en attendant, les difficultés liées aux 1ères générations d’intrants, même si elles sont plus annexes qu’autre chose, ne feraient que crisper davantage, hystériser toujours plus la société, continuer à détourner le débat public d’autres problèmes cruciaux, et pire encore : créer des biais de renforcement de cette idéologie délétère.