Je suis un fait divers

De retour de vacances, j’utilise X (Twitter), pour savoir ce qui se passe dans ma ville, Les Ulis. Je découvre l’histoire d’Enzo, 16 ans, à travers un site d’extrême droite qui reprend des propos des parents de l’adolescent du Parisien.

Quand Sonia, 18 ans, est décédée en juin 2020, je n’ai rien demandé à personne, j’en étais bien incapable. Mais j’ai été littéralement portée par un élan de solidarité. Une voisine m’a apporté à manger, une amie a refusé que je dorme seule et m’a proposé un lit,une autre a ouvert une cagnotte, les collègues ont propagé la nouvelle. Des inconnus comme des proches m’ont dit « J’ai prié pour elle à la mosquée, à l’église, à la synagogue… ». Sonia n’était pas très populaire à l’école, mais ses camarades de classe étaient là, proposant leur aide.

Mon appartenance au Parti Pirate n’était un secret pour personne vu que j’étais sur la liste des Européennes en 2019, mais j’ai reçu un appel de la maire de droite le soir même, et j’ai croisé le futur maire et quelques élus PS dans un parc un peu plus tard. Le drame dépasse les clivages politiques, et de toute façon, ne dormant pas, mon cerveau était dans un tel état que j’étais bien incapable de faire le lien entre une main qui se tend et une étiquette politique.

En souvenir de ces heures très sombres, je me suis promis de ne jamais juger des personnes errant dans les ténèbres. Si des journaux d’extrême droite tendent un micro à des parents qui se fichent des questions politiques, si ceux-ci trouvent enfin une oreille pour écouter leur histoire, et se font ensuite l’écho des souffrances de leur enfant battu, harcelé, qui suis-je pour leur reprocher de laisser les charognards se nourrir de leur chair, de leur malheur ?

L’angoisse des parents, c’est que l’on oublie leur enfant, comme on oublie ce qu’on a lu dans la rubrique des faits divers d’un journal. Certains vont en tirer une énergie, une force pour créer une association utilisant le prénom de l’enfant et l’associer à une noble cause, comme la lutte contre le harcèlement scolaire.

Quand l’UNEF d’Evry m’a demandé si je voulais bien répondre aux questions d’une journaliste du Parisien en janvier 2021 pour un article sur la détresse des 18-24 ans, je lui ai ouvert ma porte. Pendant près de 2 heures, je lui ai parlé de Sonia, qu’il s’agisse d’études, de confinement, ou de coiffure. Le lendemain, je me suis excusée d’avoir trop parlé, de l’avoir peut-être empêchée de dormir, d’avoir confondu le métier de journaliste et de psychologue.

La même chose vient de se produire avec une journaliste de France Culture qui m’a interrogé sur mon expérience avec l’IA Project December-Simulate the dead.

J’avais déjà eu des contacts avec la presse avant le décès de Sonia. La première fois, c’était un journaliste de TF1 en 1999 pour la sortie de SETI@HOME. Il est arrivé, m’a demandé de quoi on devait parler, m’a filmée en train de parler de « Transformée de Fourrier » pendant 10 minutes et n’a gardé qu’un extrait ou je fais le clown. Mes passages dans la presse ultérieurs furent moins décevants (j’ai compris que « Transformée de Fourrier » était un gros mot, comme « radio-astronomie »), mais toujours rapides, alors que la recherche de vie dans l’univers peut donner lieu à des échanges longs et passionnés.

L’UNEF d’Evry a toujours été impeccable, me demandant systématiquement mon autorisation avant d’évoquer Sonia, qu’il s’agisse de publier un tweet ou d’une prise de parole pendant une manif d’étudiants, à laquelle j’aurais bien été incapable d’assister dans les mois qui ont suivi le décès.

Alors oui, quand Macron et Vidal sont venus sur l’université d’Orsay, que les syndicats ont organisé une manif, j’y suis allée, c’était à 10 minutes à pied de la tombe de Sonia. Je suis arrivée en retard, les collègues étaient dans une nasse, les policiers m’ont demandé si je voulais les rejoindre, j’ai dit oui…

Un autre truc très dur quand on perd son enfant, c’est la culpabilité. Aujourd’hui, je la laisse d côté quand elle pointe son nez « Ah tiens, voilà ma culpabilité ».
Le salut est venue d’une amie mathématicienne qui m’a dit : « En tant que mère, tu as échoué (mais ta vie peut continuer, tu n’es pas que mère) ». Ce rationalisme m’a fait du bien alors que les émotions généraient des torrents de larmes incontrôlées. Je ne pouvais pas la contredire « Ah mais non, j’ai réussi… ».

Ma culpabilité s’est traduite par des « et si… »
« Et s’il n’avait pas si chaud, Sonia ne serait pas morte noyée… »
« Et si j’avais été plus à l’écoute, j’aurais vu qu’elle n’allait pas bien… »
"Et si elle avait fait un bilan cardiaque en été et pas en décembre suite à un malaise l’année précédente… "
« Et si Macron n’avait pas été président… »
« Et si le Parti Pirate avait remporté les élections présidentielles… »

J’imagine que si un journaliste d’extrême droite offre aux parents d’ôter un peu de leur culpabilité avec des "Et s’il n’y avait pas d’étrangers… ", « Et si l’éducation nationale… », « Et si la police ou la justice… », ceux-ci vont ouvrir leur porte et se sentir mieux après.

Aujourd’hui, 3 ans après, le décès de Sonia est devenu un fait divers. Je m’en rends compte avec la question que j’affronte de plus en plus souvent "Et ta fille, ça va ? "
Manu Larcenet m’a inspiré une réponse que je n’ai pas encore testée « Ça va, c’est stable, toujours morte. ». Mais une fois la surprise passée, je suis heureuse que les gens se souviennent de l’amie, de la cliente, de la voisine, et que sa disparition soit devenu un fait divers oublié.

La solidarité des Ulissiens est toujours là. Elle se traduit souvent par des petits gestes, des sourires et une absence de jugement. Il a fallu les législatives pour que je m’intéresse de nouveau à la politique, et essentiellement motivée par des photos de Sonia collant des affiches du Parti Pirate en 2019. Il y a eu aussi un peu de « Et si Macron… » en choisissant une circonscription où se présentait Amélie de Montchalin, et en m’excusant auprès de Jérôme Guedj!

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